©Vanessa Lasnami – 2015
PROLOGUE
Paris. Passerelle du Pont des Arts. Dix-sept heures, un après-midi de la fin du mois d’octobre. Il fait froid, mais un froid sec comme Lise les aime. « Mets ton imper, Chachou, allons voir Paris, encore. »
Chachou ? C’est moi. Et ce que Lise veut, Chachou le lui offre. Alors, j’enfile mon imperméable beige, attrape mon chapeau et ma sacoche tout en apportant à ma douce son joli manteau noir. Il est seize heures vingt-cinq. Bien que nous habitions tout à côté, nous n’arrivons sur la passerelle qu’à dix-sept heures. Ça marche doucement des vieux comme nous, et puis surtout, ça prend son temps.
« Regarde Chachou, la Tour Eiffel ! » Parfois, je me demande : « comment elle fait, Lise ? » Nous résidons à Paris depuis plus de cinquante ans, à nous deux nous avons cent soixante-quatre années, et ma Lise c’est toujours la même gosse qu’autrefois, émerveillée par la Tour Eiffel qu’elle voit presque tous les jours. Alors oui… Comment elle fait, Lise, pour se laisser surprendre ainsi encore, et encore ? C’est quoi son secret ? Sa formule magique ? « Oui, je la vois, la Tour Eiffel. Et regarde, là-bas, Notre-Dame qui nous observe. » À ces mots, elle se tourne un peu sur sa gauche, glisse ses yeux dans les miens et me tend le plus beau de ses sourires. « Ne me regardez pas comme ça, belle gosse, ou je vous épouse… »
1
La salle est pleine. Pleine de cette fumée nauséabonde, pleine de ces yeux lourdauds, voyeurs et impatients, pleine de ces bonshommes en costards dont l’élégance recouvre la laideur comme un coup de peinture voile la pourriture d’un mur. La musique commence et le rideau s’ouvre. Elle, la peau blanche, les cheveux blonds vénitiens, recouverte d’un collant en résille noire et d’un bustier rouge qui fait écho à ses lèvres, entame sa chanson. Sa voix est suave. Je voulais partir, mais je ne peux plus bouger. Ses hauts talons claquent sur les escaliers lorsqu’elle descend au milieu du public, tout en continuant à chanter son air enjôleur.
Elle déambule, touche un menton, plonge dans un regard, s’assoit sur une paire de genoux. Mon sang bout dans mes veines. Je déteste. Je déteste ces salopards qui la regardent en bavant déjà, imaginant sans doute leurs mains dégueulasses parcourir son corps si doux. Ils sifflent, ils laissent sortir leurs rires gras, ils crachent la fumée de leurs barreaux de chaise en la regardant d’un air insultant. Ils hurlent maintenant alors qu’elle se penche. Ma respiration s’accélère, je sens mes jambes qui fléchissent, je suis prêt à bondir. Je scrute, je halète, je protège, tel un chef de meute. J’attends le signal. Il arrive. Je le sens. Ça y est ! Un de ces gros porcs la saisit par la taille et veut plonger sa bouche immonde entre ses seins. Je m’élance, en deux bonds je suis sur lui. Il lâche sa proie et me traite de sauvage. Je ne lui laisse pas le temps d’aboyer davantage, lui file une torgnole et l’attrape par les parties. « Respecte la dame, ou je te castre espèce d’enfoiré ! » Il me supplie de le lâcher. Je montre les crocs à deux trois de ses congénères qui espèrent me frapper par surprise. Mais mes sens sont à l’affût. Ils reculent. Je le lâche, tout en prenant un malin plaisir à renverser son verre de whisky sur son entrejambe.
La belle est retournée en coulisses, certainement secouée. J’attends à l’extérieur, je veux la voir, je veux savoir si elle va bien. Les Mouettes. Quel nom ringard ! Je n’ai pourtant rien contre les cabarets, je ne suis pas le dernier à aimer entendre et regarder les femmes qui s’y produisent. Mais celui-là… Tout y est aussi laid que la plaque, à l’entrée, qui en indique le nom. Les Mouettes… Le bruit de la porte qui claque me tire de mes pensées. Elle sort enfin, elle est en larmes. Un gros moustachu puant ouvre à nouveau et hurle « et que je ne te revois pas trainer dans le coin, bonne à rien ! » Je cours prêt à lui faire sa fête à lui aussi, mais sa main à elle, délicate et douce, se pose sur mon avant-bras. « Ne faites pas ça, il n’en vaut pas la peine. Vous saignez ? Vous en avez déjà bien assez fait pour moi. » Je saigne du poing. Je ne m’en étais même pas aperçu. Je souris. Si moi je saigne, l’autre chacal à l’intérieur, doit se moucher rouge. « Je ne suis pas une bonne à rien, vous savez. Moi je veux juste chanter, j’aime ça. C’est pour ça que mon cœur bat. Hector m’a donné ma chance, je ne lui en veux pas. Les hommes qui me regardent, ça, je n’aime pas. Mais… ça faisait partie du contrat. Jamais, de toute leur vie, mes parents ne doivent savoir cela…»
Je la revois sur scène, si belle, si sensuelle, mais si tendre, tellement loin de ces regards infâmes qui la salissaient. Elle me dévisage. Je transpire, ma poitrine va éclater. Elle ne pleure plus. Elle me prend par la main, nous marchons quelques pas. Puis elle s’arrête et m’annonce : « Je m’appelle Lise. -Moi c’est Jacques. -Enchantée. Et Merci. » Ses yeux émeraude transpercent mon âme. « Ne me regardez pas comme ça, belle gosse, ou je vous épouse… »
2
Un an après, nous étions mariés. Ce ne fut pas simple du côté de ses parents. Rentrant de mon service, je devais faire mes preuves à leurs yeux. Lise aimait chanter et moi je prenais du plaisir à travailler le bois, à créer des objets. Aidé par son père pour les formalités, j’ai intégré l’école Boulle, non loin du Faubourg-Saint-Antoine. J’étais si heureux. Ma vie prenait soudainement tout son sens. Lise, le bois… Sa famille m’accepta petit à petit, au fil des mois, et c’est dans la joie que nous nous épousâmes le 19 juillet 1952, le jour de la Saint-Arsène. Il était fier son père… Marier sa fille le jour de sa fête ! Les années se sont écoulées, nous avons été très heureux. Lise n’eut pas à plaire à ma famille. Je suis orphelin. Mes parents sont décédés dans l’incendie de leur maison alors que j’avais deux ans. Je fus sauvé in extremis. Sans grands-parents, je grandis dans deux familles d’accueil, puis fus solitaire jusqu’à ce soir de 1951 où je rencontrai celle qui allait devenir ma merveilleuse femme. Un soir, je rentre de l’atelier et m’inquiète de ne pas trouver Lise à la maison. Après quelques minutes qui me semblent être des heures, elle pousse enfin la porte de notre studio. Elle affiche un sourire radieux et porte une bouteille de champagne dans la main gauche et une boîte de pâtisseries dans l’autre main. « Ah mince, Chachou, tu es déjà rentré ! »
Un jour, alors que nous chahutions, elle m’appela Chachou. Cela nous fit rire et je ne l’entendis ensuite que rarement me nommer Jacques. Quand cela arrivait, d’ailleurs, mieux valait que je me fasse tout petit. Cela signifiait que ma Lise n’était pas à prendre avec des pincettes.
« Oui, j’étais inquiet, tu ne m’as pas dit que tu devais sortir. Du champagne ? En quel honneur ? » Me souriant toujours, elle ne répond pas immédiatement. Elle pose délicatement la bouteille sur la table, sort deux flûtes de notre meuble de salon, et verse les petits fours sucrés dans une assiette. « Chachou, j’ai une grande nouvelle ! Tiens, voici un cadeau pour toi ! ». Elle me tend alors un paquet fait à la va-vite avec du papier journal. Je suis perplexe. « Qu’est-ce que c’est ? -Eh bien ouvre chéri ! -Mais ce n’est pas mon anniversaire. -Rho, mais ouvre je te dis ! » Je me hâte maintenant, arrachant le papier et j’ai le souffle coupé. Les larmes me montent aux yeux, je hurle ma joie. Il s’agit d’un poupon acheté dans un magasin de jouets. Il porte un linge blanc sur lequel Lise a écrit au feutre noir : « Bonjour Papa ». Je me lève et porte ma Lise contre mon torse, la soulevant dans les airs. Nous allons avoir un enfant. Quelle joie ! Nous sommes tellement heureux ! Le soir même, nous faisons l’amour, encore plus amoureux l’un de l’autre. J’ai l’impression de découvrir une nouvelle amante. Bien sûr, c’est toujours Lise, mais c’est aussi la mère de mon enfant. Encore plus que jamais je suis fou amoureux de cette femme.
Je travaille pour un ébéniste dont l’atelier est situé non loin de l’école Boulle. J’ai emmené quelques viennoiseries et du cidre pour fêter la grossesse de Lise avec mes collègues. Enceinte de trois mois et demi, elle accepte enfin que nous annoncions la grande nouvelle autour de nous. Chacun y va de son commentaire sur les nuits trop courtes à venir et les parties de jambes en l’air trop rares à suivre. L’ambiance est bon enfant. Je me mets au travail alors que le père de Lise débarque à l’atelier, accompagné par mon patron qui baisse la tête. Arrivés à ma hauteur, les deux hommes me disent à quel point ils sont désolés, et mon beau-père m’annonce que Lise est à l’hôpital. Elle a perdu le bébé. Mon cœur explose, mes jambes lâchent, j’ai l’impression que plus jamais aucun son ne sortira de ma bouche. Pourtant je hurle. Je hurle de douleur et de colère. Mon beau-père me demande de me calmer, mais je n’en ai aucune envie ! Lise ! Je ne pense qu’à elle, je ne veux qu’une chose, être à ses côtés. Je cours. Arrivé à l’hôpital le plus proche de notre studio, je suis perdu. Je m’écroule et mes profonds sanglots envahissent le hall. Une infirmière vient à moi, me relève et me demande si je viens voir un proche. Je lui réponds que ma femme est ici, qu’elle a perdu notre bébé. Elle me conduit à la porte de sa chambre. J’entre. Lise est allongée et regarde par la fenêtre. Son oreiller est inondé de larmes. Elle tourne péniblement la tête et me regarde.
« Je suis désolée… », me murmure-t-elle. Je n’arrive pas à parler, je l’observe. Que se passe-t-il dans son esprit ? « Tu m’aimes toujours, mon Chachou ? Tu m’aimes encore, même si je ne sais pas porter ton enfant ? -Je t’interdis de dire ça Lise. Tu n’y es pour rien. L’infirmière m’a dit que c’est un risque pour tout le monde, que c’est un coup de pas de chance. Je t’aime, et je suis sûr que tu seras un jour une merveilleuse maman, que nous serons toi et moi, de bons parents. »
Ce ne fut pas facile, les jours, les semaines, les mois d’après. Lise tomba en dépression. Quant à moi, le travail me sauva. Pendant que je sculptais le bois, je ne pensais pas. Entourée de ses parents, Lise reprit des forces. Comme je suis fière d’elle. Un soir, en rentrant à la maison après une journée de travail, j’annonce à ma femme : « Chérie ! Mon salaire devient très confortable, les chœurs que tu fais par-ci par-là nous assurent quelques belles économies. On quitte ce studio et on achète un appartement digne de ce nom, d’accord ? » Lise est folle de joie. Tous les soirs ou presque, nous nous aimons. Nous sommes bien décidés à avoir un enfant. Après quelques mois de doutes et un certain découragement, un soir du mois de novembre 1957, nous apprenons que Lise est à nouveau enceinte. Suite à sa fausse couche, elle est suivie de près par les sages-femmes et son gynécologue. Elle décore la chambre de notre futur fils en chantant. Je l’aime de toutes mes forces. Antoine nait le 21 juin 1958. Trois kilos deux cent cinquante grammes, quarante-neuf centimètres, le plus beau des bébés.
3
Lise est une mère aimante, à l’écoute, passionnée par son fils. Nous avons bien essayé d’avoir un second enfant, mais la Vie en a décidé autrement. Antoine n’en souffre pas, je pense, puisque, occupés par nos métiers, nous ne sommes pas sans arrêt sur son dos, et que préférant les jardins d’enfants à la nourrice, il grandit entouré de beaucoup d’autres bambins. C’est un petit garçon sociable et attentif aux autres, un adolescent complexé et fuyant, un jeune homme accompli et passionné d’hélicoptères. Un après-midi de mai 1977, ce que Lise et moi redoutons le plus, arrive. Antoine nous annonce qu’il s’engage dans l’armée suite à son service et qu’il sera formé afin de devenir pilote. Je rassure ma Lise comme je peux, partagé entre la fierté paternelle pour un fils qui va au bout de ses rêves et la peur légitime qu’il mette sa vie en danger. Basé en Allemagne, il nous écrit une fois par mois. Parfois nous envoyons un colis. Très souvent, nous guettons ses courriers comme les enfants attendent les cadeaux du Père-Noël.
Je n’oublierai jamais le regard de Lise lorsque, la veille d’un Pâques, Antoine sonna à la porte d’entrée de notre maison, un bouquet de fleurs à la main, ravi de l’effet produit par sa visite surprise. Si vous aviez vu son sourire, à ma douce, ses larmes parcourant ses joues telles des perles, ses bras grands ouverts… Si vous l’aviez vue, ma Lise, alors que quelques mois plus tard deux militaires nous annonçaient que le corps de notre fils serait rapatrié d’Allemagne, le lendemain, suite à un accident d’hélicoptère. Si vous l’aviez vue, effondrée, rageuse, anéantie.
Moi ? J’ai l’impression de mourir. Mais je ne peux me le permettre, sinon, ma Lise sera morte aussi. Alors je vis, je survis, pour qu’elle respire. Je travaille plus dur encore, je l’emmène en voyages, je raconte des blagues, j’invite des amis en week-end, je l’aime. Je l’aime si fort. Et même si, au bout de longs mois, de longues années, elle semble à nouveau rire et chanter, son cœur est fermé. Pas mort, non. Lise est un être d’amour. Mais fermé. Parfois, elle accepte de me donner la clef, parfois elle préfère me laisser dehors. Elle me dit mille fois : « Je t’aime toujours hein, mon Chachou, mais tu sais bien qu’une partie de moi a péri le jour où lui nous a quittés ». Oui, je le sais… Cela n’est pas facile tous les jours, et, même, une fois, je le fais presque. Je manque de plonger dans le corps d’une autre femme. Non pas que je n’aime plus ma Lise, mais juste parce que j’ai besoin qu’on me serre fort, qu’on ait envie de moi. Je rêve de sentir une femme vivre contre moi. Finalement, je ne le fais pas.
4
Alors que nous sommes là, sur cette passerelle du Pont des Arts que nous aimons tant et que je lui tiens la main, je me dis que c’est ainsi qu’elle fait, ma Lise. C’est ainsi qu’elle survit, s’émerveillant pour la millionième fois de voir la Tour Eiffel, se baladant quotidiennement dans Paris. Comment ne pas mourir après avoir perdu deux enfants, si ce n’est en laissant le quotidien devenir magique à chaque occasion ?
Avant-hier, le diagnostic est tombé. Alzheimer. Nous n’en sommes qu’au début. Alors, je serre fort sa main et, de temps en temps, sentant la pression de mes doigts sur les siens, elle se tourne vers moi et me sourit en me glissant quelques « je t’aime ». Je redoute. Je redoute qu’un jour elle ne m’aime plus, qu’elle ne puisse plus profiter de nos balades parisiennes. Je redoute de perdre à petit feu cette femme qui a fait de ma vie la plus belle des aventures. Bon, je dois bien admettre qu’on peut en tirer quelques avantages. Si je fais une bourde, elle l’oubliera rapidement, elle ne s’apercevra bientôt plus du fait qu’elle est malade et puis… elle oubliera le poupon et Antoine.
Mais, savez-vous de ce dont j’ai le plus peur ? C’est qu’un jour elle me dise « dites-moi mon cher Monsieur, c’est quoi la Tour Eiffel ? ». Alors, en la fixant droit dans les yeux, je lui répondrai sûrement : « ne me regardez pas comme ça, belle gosse, ou je vous épouse. »
FIN